De l’écriture jusqu’à la production, La Bête, dixième long-métrage de Bertrand Bonello, fut une longue traversée. Inventeur de formes, le réalisateur, scénariste et compositeur, auteur de L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2011) et de Nocturama (2016), entre autres, raconte la fabrique de son film de science-fiction, qui se situe en 2044, tout en plongeant dans les vies antérieures d’une jeune femme (Léa Seydoux).
« La Bête » est adapté d’une nouvelle de Henry James. Qu’est-ce qui vous a attiré dans cet ouvrage sur la rencontre amoureuse ?
C’est le désir de m’approcher du mélodrame qui m’a ramené à ce livre, que j’avais déjà lu deux ou trois fois. Ce qui est extraordinaire dans cette nouvelle, c’est que la rencontre entre l’homme et la femme a déjà eu lieu. Je ne pouvais pas trouver meilleur argument sur le ratage amoureux, sur la peur d’aimer. Je voulais mettre ensemble ces deux mots que sont la peur et l’amour, deux sentiments très forts qui vont tellement bien ensemble. Quand on aime, il y a la peur de perdre.
Le film se situe à trois dates précises, 1910, 2014 et 2044. Pourquoi ?
En 1910, on entre dans le XXe siècle avec plein d’espoir et de lumière, mais quatre ans plus tard, ce sera l’obscurité [avec le déclenchement de la première guerre mondiale]. En 1910, Gabrielle, jouée par Léa Seydoux, incarne une pianiste à l’avant-garde de la musique contemporaine : elle étudie Arnold Schoenberg (1874-1951), qui introduisit l’atonalité. Ensuite, 2014, c’est l’époque pré-#metoo, et l’année où le jeune Américain Elliot Rodger, membre d’une communauté de célibataires misogynes [incarné par George MacKay], organisa sa tuerie tout en postant des vidéos. 2044 nous plonge dans un futur proche, dominé par les machines.
Je me suis fabriqué ce concept : les humains ne sont pas arrivés à gérer la planète, que ce soit au niveau des guerres, de l’écologie, des inégalités… Les machines, en raisonnant comme des machines, y sont parvenues, parce qu’il n’y a plus d’affects. Elles ont pris le pouvoir et il n’y a plus de catastrophes, mais le prix à payer, c’est d’obéir. C’est une dictature « positive », entre guillemets, car le monde que je montre est d’une tristesse et d’une solitude effroyables.
Dans la nouvelle de Henry James, ainsi que dans votre film, il y a l’idée d’une catastrophe à venir, donnant le sentiment qu’il est trop tard pour agir…
Il y a une peur « positive » qui nous met à l’écoute du monde et il y a aussi une peur négative, qui paralyse. C’est celle qu’on essaie de nous infliger aujourd’hui, avec ces dirigeants qui utilisent les catastrophes pour apparaître comme des sauveurs. C’est l’infusion de la terreur. L’historien Patrick Boucheron l’explique très bien dans son ouvrage Le Temps qui reste (Seuil, 2023).
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