PORTRAIT – Lauréat du prix René-Goscinny en 2023, ce grand passionné du 9e art régale les amateurs de science-fiction et d’intrigues astucieuses depuis 1987. Il est exposé à Angoulême jusqu’au 5 mai.
Envoyé spécial à Angoulême
Lorsqu’un amateur de bandes dessinées explore les rayonnages d’une librairie ou d’une bibliothèque, c’est probablement en quête d’un coup de cœur visuel. Un héros aux traits charismatique, une patte graphique singulière, une mise en couleur envoûtante… Quid des scénaristes? Plus discrets que leurs collègues illustrateurs, ces concepteurs d’univers, maîtres dans l’art de la narration – voire de la manipulation –, jouent pourtant un rôle essentiel. Certains dessinateurs s’appuient volontiers sur leurs compétences, donnant parfois naissance à des tandems inoubliables: François Schuiten et Benoît Peeters (Les Cités obscures ), Grzegorz Rosiński et Jean Van Hamme (Thorgal ), Albert Uderzo et René Goscinny (Astérix), etc.
Le papa du Petit Nicolas (avec Sempé) a justement donné son nom à un trophée créé en 1988 récompensant les meilleurs scénarios de BD. Lauréat 2023 de ce prix René-Goscinny pour Cauchemars ex machina, Thierry Smolderen bénéficie d’une rétrospective intitulée «Le scénario est un bricolage», au Vaisseau Mœbius d’Angoulême, jusqu’au 5 mai 2024. Le scénariste belge, célèbre pour les albums multiprimés Souvenirs de l’empire de l’Atome et L’Été Diabolik (avec Alexandre Clérisse), a accepté de faire le tour de son exposition en notre compagnie. L’occasion d’aborder ses nombreuses collaborations et sa conception du métier de scénariste.
Décortiquer le travail du scénariste
«Je ne voulais pas parler du scénario au niveau technique, annonce d’entrée de jeu Thierry Smolderen. Ce qui m’intéresse, ce sont les raisons derrière les règles, et les raisons ont toujours à voir avec la position du lecteur, le rapport de communication entre lui et l’histoire.» Le titre même de l’exposition, «Le scénario est un bricolage», annonçait déjà la couleur… Celui qui est à la fois auteur, théoricien, chercheur et enseignant – il a participé à la création en 2006-2007 du master BD de l’université de Poitiers – valorise la démarche empirique et estime que «chacun doit construire de façon un peu autodidacte sa pratique».
Placée au début du parcours, une petite pièce est consacrée à Cauchemars ex machina. Cette BD ingénieuse, dessinée par Jorge González, met en scène deux auteurs de polars recrutés pour élaborer un crime parfait. Une façon élégante de décortiquer par la fiction le travail du scénariste et d’«inviter le lecteur à ce jeu vertigineux d’une histoire en train de se construire»: les idées qui viennent, évoluent ou sont écartées, les fautes de logique, les solutions à trouver… Thierry Smolderen en profite pour mettre en valeur des romans chers à ses yeux qui «permettent de voir le mécanisme interne de la production de fiction»: Le Monde des Ā d’A. E van Vogt, L’Île aux trente cercueils de Maurice Leblanc et Jeu de massacre de J. T. Rogers. «Si j’aimais tant le roman policier et la science-fiction [dans ma jeunesse], c’est parce que je m’identifiais plutôt à l’écrivain qu’aux personnages», sourit le scénariste.
Fiction et bulles de réalité
Né à Bruxelles en 1954, Thierry Smolderen publie dès 1983 son premier essai théorique sur la bande dessinée: Les Carnets (volés) du Major, ou les aventures de Hergé et Mœbius feuilletonistes. Un travail de comparaison présenté dans l’espace central de l’exposition, avec notamment des exemplaires du Petit Vingtième, où fut publié Tintin, et une grande fresque réalisée par Laurent Bourlaud sur Le Garage hermétique, un exercice d’improvisation de SF jubilatoire dessiné par le double de Jean Giraud et initialement publié dans Métal Hurlant. Le «protocole de la page blanche»!
Alors que la BD dite du réel (autobiographie, reportage, vulgarisation scientifique…) prend une place croissante dans le paysage de l’art séquentiel, Thierry Smolderen travaille uniquement dans le domaine de la fiction et pense qu’il ne faut pas forcément opposer les deux démarches. Selon lui, «la fiction ne fait pas partie de la famille du mensonge. Pour moi, c’est une simulation au sens presque technique du terme, pour produire une impression de réalité. C’est une expérimentation sur le moment où la lecture devient une bulle de réalité parallèle».
Justement, une des façons de créer cette «bulle de réalité» est de stimuler sans cesse l’esprit du lecteur. Sur une autre fresque de l’exposition, dessinée par Alexandre Clérisse et inspirée du travail de Howard Gardner (Frames of Mind), Thierry Smolderen rappelle que certaines actions du quotidien se font «en pilote automatique», comme conduire une voiture sur un trajet connu, sans vraie participation de la personne aux commandes. «On ne doit pas écrire une histoire comme ça, assure le scénariste. On doit tout le temps créer des dysfonctionnements, ce qui oblige le lecteur à ne lire automatiquement, et donc avec une sensation d’immersion beaucoup plus grande» Et de citer quelques exemples de Tintin: Haddock, Tournesol et les Dupondt apportent moult dysfonctionnements verbaux, la traversée de la cascade pour entrer dans le monde des Incas est un dysfonctionnement spatial, la Castafiore est une championne de dysfonctionnement musical, etc. Cette théorie constitue «une boîte à outils pratique» (et c’est l’une des rares parties «techniques» de l’expo!).
Des rapports parfois fusionnels avec les dessinateurs
La poursuite de notre déambulation permet d’appréhender la diversité des illustrateurs avec qui Thierry Smolderen a collaboré au fil de sa carrière. «En règle générale, c’est le dessin d’un dessinateur ou d’une dessinatrice qui suscite en moi une envie de scénario, précise celui qui aime jeter un œil aux carnets de croquis des artistes pour s’imprégner de leur patte. Le style des dessinateurs avec qui je travaille est une enveloppe dans laquelle je me mets quand j’écris mes histoires.»
C’est en 1987 que Thierry Smolderen publie son premier scénario de bande dessinée: le tome 2 d’Hybrides, avec Séraphine au dessin. N’est-il pas déstabilisant de rejoindre une série déjà commencée? «C’est plutôt une bonne chose, répond le scénariste. Il y a une espèce d’évidence de ce qu’on est supposé faire, on reprend des personnages donc on a moins de poids.» Cette collaboration fructueuse se poursuivra jusqu’au quatrième et dernier tome. «La relation avec Séraphine était vraiment excellente. Et puis elle m’a donné une grande chance parce que c’est ça qui m’a mis le pied à l’étrier!»
Réédité en intégrale en janvier 2024, Convoi (anciennement nommé Karen Springwell, avec Philippe Gauckler au dessin) frappe aujourd’hui par son scénario précurseur à base de monde virtuel hyperimmersif, matérialisation concrète de l’idée de «bulle de réalité». «En 1990, il n’y avait pas encore internet, la réalité virtuelle n’apparaissait que dans des journaux scientifiques de pointe, les jeux massivement multijoueurs n’existaient pas non plus», se souvient Thierry Smolderen, à l’époque amateur de jeux d’arcade tels que Tron et Asteroid. «La sœur de Philippe Gauckler, Geneviève, une graphiste très renommée, nous a fait pour chacune des interfaces un petit logo», à la manière de la chaîne télévisée MTV, arrivée en France en 1988.
Illustré par l’Italien Enrico Marini, Gipsy (1993-2002) raconte les péripéties d’un camionneur plongé dans une nouvelle ère glaciaire: «Un hommage à la BD picaresque, à l’ancienne, avec des exagérations presque caricaturales… On s’est beaucoup amusé à écrire ça», se souvient Thierry Smolderen. En effet, les séquences d’action routière endiablées exposées donnent envie… Une autre série de science-fiction, le techno-thriller Ghost Money (2009-2016), anticipait l’essor des cryptomonnaies. Thierry Smolderen ne tarit pas l’éloges sur le «réalisme forcené» du dessinateur Dominique Bertail, son ami depuis trois décennies, qui se consacre aujourd’hui à la BD historique Madeleine, résistante . «Si on avait l’énergie et la disponibilité, on ferait 25 projets ensemble!»
Au chapitre des personnes inspirantes, Thierry Smolderen cite le Grand Prix du Festival d’Angoulême 2024: «L’influence de gens comme Posy Simmonds a été forte pour moi dans la transition entre une bande dessinée d’aventure classique et une bande dessinée qui se rapproche plus du roman graphique, en jouant sur le style et des degrés d’écriture variables. Cela m’a beaucoup libéré!» En restant dans le domaine des innovations, un pan de mur évoque la belle aventure Coconino World à partir de 1999, un webzine de bande dessinée (aujourd’hui fermé) qui permit à de jeunes auteurs de s’exprimer, notamment Lisa Mandel.
Terminons ce tour non exhaustif des collaborations avec Jean-Philippe Bramanti, «dessinateur merveilleux mais très secret, très artiste, qui n’a pas grand-chose à faire avec le commerce». Lui et Thierry Smolderen ont conçu une biographie fictionnelle de Windsor McKay nourrie de «bagarres transdimensionnelles dans le New York des années 1910». Une adaptation au cinéma a failli voir le jour: «Une option a été prise deux fois par Jude Law, qui avait découvert ce bouquin dans une librairie, qui l’avait beaucoup aimé et avait pensé qu’il y avait moyen d’en faire un film. Le Covid est arrivé et le projet est tombé à l’eau… pour le moment.»
Archéologie du 9e art
Le père de Little Nemo se retrouve d’ailleurs dans le sous-titre de l’essai Naissances de la bande dessinée, de William Hogarth à Winsor McCay, paru en 2009 et nommé aux prestigieux Eisner Awards. Qui est donc ce William Hogarth? Un peintre satirique anglais du XVIIIe siècle! Thierry Smolderen fait donc remonter les origines de la BD longtemps avant Rodolphe Töpffer…
Le scénariste belge s’intéresse actuellement aux «planches de reportages du XIXe siècle dans de grands journaux d’actualité comme The Graphic et The Illustrated London News. C’est intéressant car c’est une filière qui n’a pas du tout été étudiée par les historiens de bande dessinée!» Quatre pages sont montrées à la fin de l’exposition mais le scénariste en possède 300. «Cela fait partie des choses qui m’inspirent aussi beaucoup: aller farfouiller dans le passé pour montrer qu’il y a d’autres moyens de rapprocher le texte et d’image…»
Exposition «Le scénario est un bricolage», au Vaisseau Mœbius, 121 rue de Bordeaux, à Angoulême, jusqu’au 5 mai 2024.
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