Après quatre décennies de « laisser-faire », le mandat de l’actuel locataire de la Maison Blanche a marqué un tournant dans la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles des mégacorporations. Une rupture incarnée par le choix de Lina Khan, une juriste combative, pour diriger la puissante commission fédérale du commerce. Un héritage menacé sous la pression de Wall Street, même en cas de victoire de Kamala Harris.
Il aura beaucoup été question pendant la campagne présidentielle qui s’achève d’immigration, du droit à l’avortement, de politique étrangère ou de pouvoir d’achat. Lors de cette campagne aussi courte qu’elle a été âpre, Donald Trump et Kamala Harris ont beaucoup moins parlé de ce qu’ils entendaient faire pour lutter contre les pratiques monopolistiques. La position de l’État fédéral vis-à-vis des mégacorporations, et notamment des géants de la tech, fait pourtant l’objet d’une guerre d’influence farouche dans l’entourage des candidats.
Pour comprendre, il faut remonter plus de 40 ans en arrière, jusqu’à Ronald Reagan. Celui-ci a été le premier, avant Donald Trump, à adopter le slogan « Make America great again ». Le quarantième président des États-Unis était un néolibéral convaincu, partisan du « laisser-faire ». « Les neuf mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont “je fais partie du gouvernement et je suis là pour aider”», répétait-il. Pour lui, l’État devait en faire le moins possible pour ne pas perturber le sacro-saint marché.
Si ses successeurs sont revenus au fil des ans sur certains aspects de sa politique économique, aucune administration, aucun locataire de la Maison Blanche, n’est intervenu quand les grandes entreprises fusionnaient ou achetaient leurs rivales jusqu’à former d’énormes mastodontes. Pas même les démocrates Bill Clinton ou Barak Obama, Aucun, jusqu’à Joe Biden. « Cela fait 40 ans qu’on laisse les multinationales amasser de plus en plus de pouvoir. Et qu’a-t-on obtenu en retour ?, interrogeait le président américain en 2021. Moins de croissance, moins d’investissement et moins de petites entreprises. »
Une jeune et brillante juriste bataillant contre des brevets « bidon »
Décidé à brider les mégacorporations, Joe Biden choisit une jeune et brillante juriste pour diriger la Federal Trade Commission (FTC) : Lina Khan. À Yale, sa thèse sur les pratiques monopolistiques d’Amazon avait fait sensation. À 32 ans, elle réveille la commission fédérale du commerce et n’hésite pas à activer tous les leviers à sa disposition pour s’attaquer aux géants de la tech comme aux « Big Pharma ». Elle cite souvent l’exemple des inhalateurs, pour les personnes souffrant d’asthme. En France, ils coûtent l’équivalent de 7 dollars. Aux États-Unis, la facture pour les malades pouvait grimper jusqu’à 500 dollars.
« On s’est rendu compte que les entreprises avaient déposé des brevets qui n’avaient rien à voir avec le médicament ou sa composition, par exemple sur le bouchon des inhalateurs », raconte-t-elle d’interview en interview. Des brevets « bidon » qui permettent aux entreprises de prolonger leur mainmise sur le marché de manière totalement artificielle. La FTC envoie plusieurs mises en demeure aux entreprises concernées, qui rétractent leurs brevets les unes après les autres. Dans les semaines qui suivent, le prix des inhalateurs redescend comme par magie à 35 dollars.
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La « personne la plus détestée de Wall Street »
Tous ses combats ne se terminent pas par des victoires. Les 1 200 fonctionnaires de la FTC ne font pas toujours le poids face aux armées d’avocats et de juristes aux services des mégacorporations auxquelles elle s’attaque. En 2023, au terme d’une longue procédure, elle échoue par exemple à empêcher Microsoft de racheter le studio de jeux-vidéos Activision Blizzard.
Mais elle a réussi son pari : la FTC est à nouveau une institution respectée et crainte. Lina Khan obtient le surnom de « personne la plus détestée de Wall Street ». Un titre qu’elle porte comme un badge d’honneur. « De la même manière que la Constitution garantit l’équilibre des pouvoirs sur le plan politique, il faut des règles sur la concentration des entreprises, martèle-t-elle. On ne veut pas plus d’un despote commercial qu’on ne veut d’un autocrate au pouvoir. »
Sous son mandat, la FTC prête une attention particulière aux « Big 5 » – Google, Amazon, Meta, Amazon et Apple -, et notamment aux développements autour de l’intelligence artificielle. « Les entreprises essayent de subjuguer le législateur en disant “oh ces technologies sont tellement nouvelles, il vaut mieux ne pas intervenir”, et c’est ce qu’on a fait il y a 20 ans avec l’émergence des réseaux sociaux et on en paye le prix aujourd’hui. »
De puissants alliés et ennemis dans les deux camps
En trois ans, Lina Khan s’est fait un nom et de puissants ennemis qui manœuvrent pour que cette élection soit l’occasion d’un retour au statu quo reaganien. Une victoire de Donald Trump marquerait certainement la fin de son mandat, même si elle a des admirateurs parmi les républicains et non des moindres : JD Vance, le candidat de Trump a la vice-présidence a dit publiquement qu’il considérait Lina Khan comme « l’une des rares personnes au sein de l’administration Biden à faire du bon boulot ».
En revanche, Elon Musk, l’un des soutiens les plus actifs de l’ex-président qui a eu affaire à elle, a décrété sur le réseau social X qu’elle « serait bientôt virée ».
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Le patron de Tesla n’a pas le monopole de la rancœur et à l’inverse, une victoire de Kamala Harris n’est pas une garantie de continuité dans la lutte contre les pratiques monopolistiques. Plusieurs gros donateurs de la candidate Démocrate font pression pour une FTC moins interventionniste. Le patron de LinkedIn, par exemple, le milliardaire Reid Hoffman qui a contribué à hauteur de 10 millions de dollars à la campagne de Kamala Harris. Il réclame ouvertement la tête de Lina Khan, considérant qu’elle était « en guerre contre les entreprises américaines ».
Comme en réponse à ces critiques, Lina Khan fait état de chaque victoire sur les réseaux sociaux. Le 25 octobre, elle écrivait sur X : « La FTC continuera d’utiliser tous les outils à sa disposition pour que les entreprises rendent des comptes quand elles violent la loi et exploitent les employés américains ». Au moins jusqu’au 20 janvier prochain.
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