Questions d’environnement – Pollutions, empreinte carbone, moule quagga: à bord de Léxplore, observatoire flottant du lac Léman

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À cheval entre la Suisse et la France, le grand lac alpin subit un inquiétant panel de pressions. Faire le tour de Léxplore, au sens propre, permet de mieux les comprendre. Depuis 2019, des scientifiques viennent travailler presque chaque jour sur cette station expérimentale, unique au monde. La toute dernière étude vient par exemple de révéler pourquoi ce lac, comme bien d’autres, émet plus de CO2 qu’il n’en stocke. Pendant ce temps, une moule invasive prolifère à grande vitesse, le lac se réchauffe.

Le petit cube grossit à vue d’oeil à mesure que le bateau s’en rapproche. Petit, c’est vite dit : la plateforme Léxplore occupe tout de même 100 m² à la surface de l’eau. Elle est fixée à 600 mètres du port de Pully, en banlieue de Lausanne, grande ville francophone des rives nord du lac. À cet endroit, le Léman est déjà profond de 110 mètres – il peut, à son niveau le plus bas, 310 mètres, engloutir la tour Eiffel au mètre près. Entouré d’un collier d’une cinquantaine de grosses bouées jaunes, ce bijou de science pure et dure est unique au monde dans l’étude des lacs.

À bord, ce matin-là, quatre personnes sont déjà à pied d’œuvre : trois jeunes ingénieurs venus faire des relevés, et Jérémy Keller, l’homme à tout faire des lieux : technicien de maintenance, il vient juste de refaire la peinture. Il conduit et ramène les visiteurs par bateau. Titulaire d’un master en sciences de l’environnement, réalisé sur la plateforme, il semble familier avec le parc d’instrumentation tout en suivant les projets : plus de soixante conduits depuis le lancement de la station, en février 2019. « Voilà, on est sur le ponton, au côté nord de la plateforme, c’est ici qu’on accoste, explique-t-il, jovial. Et juste au-dessus de nous, c’est la station météo. » 


Mortimer Werther, post-doctorant à l’université de Zürich et spécialiste de la télédétection par satellite, Anita Schlatter, technicienne, et Jonas Wydler, doctorant, de l’Eawag, mènent une étude sur la production primaire dans le lac Léman, le 1er novembre 2024. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Une mini-ISS et une aventure humaine

Première mission de ce radeau de métal, en plus d’être une station météo : comprendre le plus intimement possible le fonctionnement, complexe, du Léman. En particulier comment il répond aux changements environnementaux qui se multiplient, de la pollution par des nutriments ou le plastique à la présence d’espèces invasives. Tout cela en passant par les effets du changement climatique.

Pour ce faire, Léxplore est à la croisée de recherches interdisciplinaires. « Ici, se côtoient des biologistes qui étudient les poissons du lac, des physiciens qui mesurent la dynamique des vagues et des courants, des ingénieurs qui viennent mettre au point un robot capable d’extraire l’ADN de l’eau et de le séquencer sur place, et même des astrophysiciens », égrène celle qui a la délicate mission de coordonner ces va-et-vient : le docteur Natacha Tofield-Pasche, limnologue et directrice opérationnelle de la plateforme.

Cette caisse à outils flottante a été imaginée puis concrétisée par Alfred Johny Wüest, un ancien professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Elle est le fruit d’un partenariat entre cinq universités : en plus de l’EPFL, l’université de Lausanne, l’université de Genève, l’Eawag, un institut de recherche fédéral spécialisé sur les eaux continentales et l’Inrae français, dont l’unité locale Carrtel est située sur la rive juste en face, à Thonon-les-Bains.

Il fallait bien ce « cartel » de labos pour réunir les fonds : 1,2 million de francs (1,3 million d’euros) pour la construction de la plateforme, et au moins la même somme pour l’équipement déployé – une centaine d’instruments en permanence, plus d’autres qui varient selon les projets et appartiennent aux différentes équipes. « En six ans, on est passé d’un Algeco à une mini-station spatiale internationale, comme l’a décrit un jour un de mes étudiants, s’en amuse la limnologue Marie-Élodie Perga, membre du comité de direction de Léxplore. C’est un mélange de haute technologie et de bricolage ingénieux. La station est centrale à ma recherche autant qu’à mon enseignement. »

Un concentré de rationnel enrobé d’une couche d’« émotionnel » pour ceux qui la font vivre depuis six ans. Elle se souvient qu’il y a quelques années, le cercle de bouées, brassé par les vents et les courants, avait fini par casser. Les réparations coûtant bien trop cher, une poignée de techniciens passionnés avait campé à bord pendant une semaine pour effectuer eux-mêmes le rafistolage.

Jérémy Keller à l'intérieur de la cabine de LeXPLORE, qui sert de labo abrité aux chercheurs.
Jérémy Keller à l’intérieur de la cabine de LeXPLORE, qui sert de labo abrité aux chercheurs. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Une aventure humaine, scientifique et ouverte au public qui participe aux recherches. Mais éphémère : le mandat de Léxplore expire en 2026 et pourrait ne pas être reconduit s’il n’était pas soutenu politiquement et financièrement. « Tant d’argent dépensé pour s’arrêter maintenant que l’on est super opérationnels, ce serait du gaspillage », soupire Marie-Élodie Perga.

L’énorme intérêt de ce laboratoire est de pouvoir acquérir des bases données à « haute fréquence », de manière automatisée et cadencée. Jérémy Keller ouvre une sorte de placard, au bord de la plateforme : « Cela ressemble à un frigo. C’est le cas puisqu’il a aussi une fonction réfrigérante. Mais c’est surtout une pompe qu’on peut programmer pour qu’elle remonte de l’eau de manière automatique, un échantillon par jour pendant une semaine par exemple. On a beaucoup d’instruments qui font des allers-retours entre le fond et la surface du lac. D’habitude, la science dans les lacs se fait plutôt par bateau, souvent par les mêmes conditions, de jour, calmes, une fois par semaine, ou par mois. Mais finalement, cela apporte une sorte de biais dans les données. Ici, on a des données nuit et jour, 24 h sur 24, et toutes les minutes. Cela permet d’avoir une échelle très fine, spatiale mais également temporelle ».

Cette collection de données sera ensuite mise en ligne gratuitement sur le portail Datalakes, à destination de la communauté scientifique.

Natacha Tofield-Pasche et Jérémy Keller regarde une vidéo prise par l'un des robots sous-marin.
Natacha Tofield-Pasche et Jérémy Keller regarde une vidéo prise par l’un des robots sous-marin. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Poursuivant le tour du propriétaire « gentiment vers l’est », Jérémy Keller pointe l’index vers une infrastructure métallique qui dépasse de la plateforme. « C’est une chaîne de 48 capteurs de température qui plongent jusqu’au fond du lac à différents niveaux. La température est un paramètre super utile pour la plupart des études sur les lacs… ». Le réchauffement climatique pèse sur les réservoirs d’eau douce de la planète. Le thermomètre du lac Léman a grimpé de 2°C en 50 ans. Un réchauffement quatre à cinq fois plus rapide que la moyenne des océans et qui n’est pas sans conséquences.

« D’ici, qu’est-ce qu’on voit d’autre ?, reprend le guide. Deux bouées orange avec deux goélands dessus. Entre elles, il y a un instrument qui sert à mesurer la lumière disponible pour créer de la photosynthèse et donc de la production primaire [végétale notamment, NDLR]. Maintenant, si on regarde un peu plus vers la droite, on voit une bouée différente des autres avec des petits panneaux solaires : c’est la wave buoy. Elle mesure la direction, la hauteur et la fréquence des vagues. Les vagues ont un impact par exemple dans les mélanges entre l’atmosphère et l’eau. Ca donne une idée de la physique de l’eau, de comment agissent les courants, les vents… ». Et ceux-ci ont une incidence majeure sur le lac, comme le mélange de ses couches chaudes et froides.

On l’a compris : à cet endroit précis, le lac est bardé de sondes et d’électrodes, la plupart immergés, placé sous surveillance médicale étroite et constante. Jérémy n’a pourtant pas fini : l’intérieur de la cabine abrite « le centre de pilotage », truffé d’électronique, entre hotte chimique, Idronaut et ordinateurs. C’est aussi un laboratoire de bord pour les chercheurs, à l’abri des éléments.

Jonas Wydler manipule des échantillons dans le cadre d'une expérience sur la chlorophylle a.
Jonas Wydler manipule des échantillons dans le cadre d’une expérience sur la chlorophylle a. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Le cycle du carbone du Léman enfin bouclé

Mais ce n’est pas tout. Pour avoir une image complète du comportement de l’écosystème, les chercheurs vont appeler l’espace à la rescousse. Tous les jours à 11h, le satellite Pace de la Nasa survole la plateforme le cadre de sa mission Lake3P en partenariat avec Léxplore. Grâce à sa technologie hyperspectrale, ses photos d’ensemble permettront de croiser les données récoltées par la star de Léxplore : Thétis, un robot sous-marin.

C’est le travail poursuivi ce jour-là par Mortimer Werther, post-doctorant à l’université de Zürich et spécialiste de la télédétection par satellite, Anita Schlatter, technicienne, et Jonas Wydler, doctorant, tous deux à l’Eawag. On les retrouve à bord de la barge, accroupis les mains dans l’eau douce, remontant des bouteilles en verre pleine d’eau et donc de micro-algues. Ils veulent mesurer la croissance de la production primaire – le phytoplancton – sur une journée puis une année, à partir des nutriments présents dans le lac (comme le phosphore) mais aussi à partir du calcul de la lumière entrante et sortante, ce que permettent Thétis et Pace.

Le robot Thétis est conçu pour mesurer la lumière dans l'eau : sa dispersion, son absorption par les algues et donc la photosynthèse et l'oxygène dissous.
Le robot Thétis est conçu pour mesurer la lumière dans l’eau : sa dispersion, son absorption par les algues et donc la photosynthèse et l’oxygène dissous. © LEXPLORE

« Pour cela, explique Jonas Wydler, sans cesser ses manipulations, on met l’algue dans des bouteilles qu’on va plonger, pendant quelques heures, dans le lac à différents niveaux jusqu’à -20 mètres. On peut supposer qu’en haut, avec plus de lumière, elle poussera plus vite que plus bas ». Modélisés par ordinateur, les résultats seront extrapolés à l’ensemble du lac. « Sur cette plateforme, on dispose au même endroit de pleins d’instruments qu’on peut combiner pour nos recherches. Et les données de base – température, pH de l’eau – sont aussi utiles à d’autres projets… ».

Quantifier la production primaire d’algues est crucial pour saisir les changements dans les écosystèmes ou la qualité de l’eau, explique le chercheur. Cela permet aussi de « mesurer la croissance de l’algue en fonction des saisons qui devraient changer dans le futur ». Cela donne donc aussi une idée de la circulation du carbone dans le lac, capté lors de la photosynthèse l’été, relâché lors de la décomposition de la biomasse l’hiver…

Jonas Wydler et Anita Schlatter remontent des bouteilles de phytoplancton.
Jonas Wydler et Anita Schlatter remontent des bouteilles de phytoplancton. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

À l’heure du réchauffement causé par les émissions de CO2, les mécanismes du cycle du carbone focalisent l’attention de nombreux chercheurs dans le monde. Une étude, menée sur Léxplore et parue le 31er octobre a révélé la dernière pièce du puzzle du carbone lacustre.

Comme beaucoup d’autres grands lacs, et au contraire des océans, le lac Léman est émetteur de carbone « alors qu’il aurait dû être relativement neutre », indique Marie-Élodie Perga, co-auteure de la recherche. « On a cherché à savoir pourquoi ».

Sur une année, ses émissions nettes sont entre 10 et 20 000 tonnes, soit celles des transports des 150 000 Lausannois sur un an. En théorie, ce CO2 est relâché lors de la décomposition de la matière organique (issue du vivant, résidus d’animaux, de végétaux) déversée dans le lac. Sauf que l’explication n’était pas valable pour le Léman car il ne reçoit que très peu de cette matière organique de ses rives, sauf lors de grosses crues. Ces émissions proviennent en réalité des eaux de pluie qui, en tombant et en s’infiltrant, érodent les roches montagneuses en amont du lac. Cela libère des ions bicarbonates et calcium qui, en été, sous l’effet de la chaleur et de la poussée des algues, forment des microparticules de calcaire. Cette réaction chimique libère du CO2. « Les algues jouent bien leur rôle de puit de CO2 car présentes en nombre, mais elles ne suffisent pas à compenser les émissions massives issues de l’érosion des roches », expliquent les auteurs.

Vue des rivages suisses derrière LeXPLORE, munie de panneaux solaires pour son électricité, ainsi que d'un groupe électrogène, au cas où...
Vue des rivages suisses derrière LeXPLORE, munie de panneaux solaires pour son électricité, ainsi que d’un groupe électrogène, au cas où… © Géraud Bosman-Delzons/RFI

« Nos résultats mettent surtout au jour un processus universel, qui s’applique à plusieurs grands lacs emblématiques du monde », se réjouissait Marie-Élodie Perga à la publication. Nous l’avons jointe par téléphone au bord du lac Mendota, « le jumeau culturel » du Léman aux États-Unis devenu une référence mondiale en limnologie : « En regardant leurs données, on s’est rendu compte qu’il connaissait le même processus ». Un processus géologique naturel certes, mais accentué par l’acidité des pluies qui augmente avec les émissions polluantes anthropiques.

« Des bilans sont effectués chaque année pour désigner les émetteurs (sources) et les stockages (puits) de carbone sur notre planète. Il est très important d’avoir une connaissance pointue sur la façon dont le CO2 est naturellement transporté, stocké et transformé entre les continents, l’eau et l’atmosphère. Seule une vision globale permettra de mener des actions efficaces pour lutter contre le réchauffement de la planète », concluait les chercheurs.

Différentes formes de pollutions

Au-delà de l’évolution « naturelle » du lac, la discrète station est consacrée aux influences anthropiques. Écrin d’eau douce d’origine glaciaire, le Léman est un réceptacle des impacts humains depuis son pourtour soumis à une féroce pression démographique.

Dès les années 1960 et pendant deux décennies, les niveaux de pollution au phosphore, d’origine industrielle et agricole, battent des records, avec un pic à 89 mg/L en 1979, contre 15 mg/L avant les années 1960. Ils ont été résorbés lorsque des stations d’épuration ont été progressivement adossées aux usines et que le phosphate, qui asphyxiait littéralement le lac, a été peu à peu banni des lessives. « Cette histoire de phosphore est un bel exemple de collaboration internationale mais aussi de lutte écologique citoyenne pour la mise en place de lois », contextualise Marie-Élodie Perga. Entre temps, les écosystèmes ont été perturbés. Source de pollution, cette eutrophisation majeure (apports externes massifs de matière organique et nutriments) du lac a favorisé l’augmentation de d’algues, mais aussi de phytoplancton et donc certaines espèces de poissons. Elle a en tout cas marqué les esprits lémaniques.

« Les lacs en général concentrent tout ce que ramènent les bassins versants, et celui du Rhône est très grand, explique Natacha Tofield-Pasche. La Commission internationale pour la protection des eaux du Léman, la Cipel, mesure les micro-polluants chaque année et on constate qu’il y a des rejets médicamenteux ». Pas moins de 73 médicaments différents ont été enregistrés entre 2020 et 2022. D’autres formes de pollutions investissent le milieu lacustre, comme celles aux micro-plastiques.

Natacha Tofield-Pasche, limnologue et directrice opérationnelle de LeXPLORE, le 1er novembre 2024.
Natacha Tofield-Pasche, limnologue et directrice opérationnelle de LeXPLORE, le 1er novembre 2024. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Selon l’étude Pla’stock diligentée par la Cipel et l’Association pour la sauvegarde du Léman et dont les résultats ont été révélés le 20 août dernier, la pollution plastique sur les berges est « d’ampleur ». En 2021 et 2022, une centaine de bénévoles formés ont passé au peigne 25 plages françaises et suisses. Résultat : « une moyenne de 7600 particules de microplastiques (0.3 mm à 5 mm) par mètre carré, un chiffre préoccupant en comparaison avec d’autres études menées. » La majorité (60 %) sont des fibres textiles synthétiques des vêtements. Le reste est issu de la fragmentation de macroplastiques, en général inférieur à 2,5 cm (emballage de nourriture…) Une précédente étude de la Cipel montrait déjà « une bioaccumulation significative des microplastiques dans les poissons du Léman ».

Outre ces polymères classiques, « les particules issues de l’usure des pneus forment une partie de la pollution actuelle, poursuit Natacha Tofield-Pasche. Quand il pleut, elles sont lessivées et arrivent dans le lac. Ce qui est inquiétant, c’est que beaucoup de polluants, potentiellement toxiques, sont absorbés par ces particules de pneus. » En étudiant les sédiments, et pas seulement l’eau, les chercheurs du projet Microsed de Léxplore pourront établir l’historique de progression. « Comme pour la success story du phosphore, il faudra taper à la source, seul moyen de répartir les coûts de remédiation entre les producteurs et les consommateurs », préconise Marie-Élodie Perga. Le lac Léman est un réservoir d’eau potable : en 2023, 85 millions de m3 ont été prélevés pour alimenter 850 000 de personnes.

La Cipel, l’organisme qui fait autorité sur la santé du Léman, faisait état en février 2024 d’« une situation proche du bon état écologique » du lac. Mais deux autres périls planent sur ces eaux paisibles, décidément bien résilientes.

Une moule venue d’Ukraine

L’ennemi le plus incarné s’agglomère sur la chaîne que Jérémy Keller remonte devant nos yeux. C’est une petite moule de la taille d’une phalange. La quagga. Un joli nom pour une espèce invasive dont la « propagation est effrénée », selon la Cipel, d’autant qu’elle se reproduit hiver comme été, contrairement à sa cousine zébrée qu’elle tend d’ailleurs à remplacer.

La moule quagga est capable de se fixer sur n'importe quel substrat, dur ou mou.
La moule quagga est capable de se fixer sur n’importe quel substrat, dur ou mou. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

Découverte en 2015 dans le Léman, elle a été acheminée depuis le bassin du Dniepr, enUkraine, et a été transportée par les eaux de ballast des bateaux – eau de mer embarquée pour stabiliser la navigation. À moins qu’elle n’ait franchi l’Atlantique, où elle avait déjà tapissé les fonds des Grands Lacs américains au cours des années 1990. La gestion des eaux de ballast fait pourtant l’objet d’une Convention internationale en vigueur depuis 2017 en raison de la multiplication d’introduction d’espèces invasives à la faveur de la croissance du commerce maritime mondial. « La dissémination des espèces envahissantes est maintenant reconnue comme l’une des plus grandes menaces au bien-être écologique et économique de la planète. Ces espèces causent des dommages énormes à la biodiversité et aux richesses naturelles de la Terre, desquelles nous dépendons (…) et les dommages à l’environnement sont souvent irréversibles », s’alarme l’Organisation maritime internationale, qui n’est pourtant pas une ONG environnementale.

La moule quagga est une cousine de la zébrée, qu'elle tend à remplacer.
La moule quagga est une cousine de la zébrée, qu’elle tend à remplacer. © Géraud Bosman-Delzons/RFI

La dreissena bugensis a déjà colonisé une partie du Léman ainsi que plusieurs lacs alpins, de Neuchâtel (Suisse), à Constance (Allemagne), de Serre-Ponçon à Annecy, où elle a été détectée l’an dernier. « À terme, c’est ce qu’il va arriver au Léman : on aura des moules quagga partout. Elles sont capables de se fixer sur n’importe quel substrat, mou ou dur », explique Natacha Tofield-Pasche. Filets de pêche, coques de bateaux, sable, sédiments peuvent être recouverts. Collée sous Léxplore, sur les chaînes et sur les instruments de mesure, elle doit être régulièrement expurgée. Elle est particulièrement à son aise sur les canalisations, comme celles pour prélever l’eau potable.

L’EPFL et l’université de Lausanne en font par exemple les frais car ils utilisent l’eau du lac pour refroidir leurs bâtiments et systèmes informatiques. « Dans les plus petites [conduites], les moules peuvent rapidement réduire le débit, explique à la RTS Pascal Gebhard un ingénieur en infrastructures à l’EPFL. Avant, nous avions la moule zébrée. C’était assez facile, car au-delà de 40 m de profondeur, elle n’existait plus ». La quagga, elle, peut se retrouver à plus de 200 m sous la surface… La ville de Lausanne estime à 11 millions de francs (11,8 millions d’euros) les frais à engager pour protéger son réseau d’eau potable.

Petite, la dreissena bugensis est une espèce invasive dont la biomasse est spectaculaire : plusieurs milliers de spécimens peuvent se concentrer sur un mètre carré.
Petite, la dreissena bugensis est une espèce invasive dont la biomasse est spectaculaire : plusieurs milliers de spécimens peuvent se concentrer sur un mètre carré. © S. Jacquet/Inrae

Bien que non toxique, le mollusque pourrait le devenir en filtrant des toxines et est donc considéré comme non comestible par les bouches humaines. En revanche, lui, ne se prive pas de se nourrir de phytoplancton, algue à la base de la chaîne alimentaire… « Dans les lacs américains, la quagga a complètement changé la dynamique de l’écosystème, expose Natacha Tofield-Pasche. Des espèces de poissons ont disparu, d’autres ont été favorisées ». « C’est difficile de prévoir comment, mais il va falloir s’adapter », complète Marie-Élodie Perga.

L’apparition de la quagga n’a pas amené que des problèmes. Elle participe à la diminution de l’écrevisse signal, une espèce elle aussi envahissante et mortelle pour ses cousines autochtones. Par ailleurs, en filtrant près de deux litres d’eau par jour, la moule rend les lacs plus transparents que jamais et améliore leur qualité. « Ce qui va être intéressant, c’est de voir si les quagga sont capables de filtrer les plastiques », observe encore la spécialiste du milieu.

Un instrument sous-marin de LeXPLORE recouvert de moules quagga.
Un instrument sous-marin de LeXPLORE recouvert de moules quagga. © LEXPLORE

Une écrevisse parasitée par la moule quagga.
Une écrevisse parasitée par la moule quagga. © N. Menetrey

« La propagation rapide de cette espèce invasive constitue un défi majeur pour tous les acteurs du Léman, s’alarme la Cipel. Une fois introduite, son éradication est impossible. La priorité est de tout mettre en œuvre pour que les eaux encore préservées soient protégées autant que possible contre l’introduction accidentelle de cette espèce exotique ». Pour l’instance franco-suisse qui existe depuis 60 ans, « il est donc impératif que les propriétaires de bateaux et autres usagers du lac nettoient minutieusement leurs embarcations et équipements avant de les utiliser sur d’autres lacs ». Selon une étude de référence, parue en 2023 et menée sur Léxplore, sa dissémination devrait exploser au cours des deux prochaines décennies. Et les eaux plus chaudes ne sont pas pour lui déplaire.

Le réchauffement, plaie invisible et latente du Léman. La chaleur des eaux de surface (de 0 à 10 m) dépasse constamment les normes mensuelles (moyenne 1991-2020). Cette hausse aggrave le risque de l’asphyxie de la faune. L’explication : normalement, à la faveur de l’hiver, les couches d’eaux chaudes (en surface) se refroidissent et sous l’effet du vent et de leur densité sont censées plongées et se mélanger aux eaux froides des profondeurs. Ce phénomène naturel, qui s’appelle le brassage ou le retournement du lac, est fondamental pour apporter l’oxygène nécessaire aux poissons. Or, aucun brassage complet (c’est-à-dire jusqu’au plancher du lac) de ces couches n’a eu lieu depuis 2012-2013 en raison d’hivers de plus en plus doux. Seuls les 100 premiers mètres l’ont été à l’hiver 2023-2024. C’est bien trop peu.

Selon le rapport technique annuel de la Cipel paru le 16 décembre 2024, «depuis le dernier brassage hivernal complet survenu en 2012, la température au fond du lac a augmenté de +1.1 °C, soit 0,1 °C/an, donc plus rapidement qu'à la surface. La température minimale annuelle de surface en hiver continue d’augmenter (+0.7°C par rapport à la période 1993-2023). En 2023, la température de surface a été inférieure à 8°C pendant 12 semaines, comme en 2022. Ce résultat confirme la tendance observée : la période pendant laquelle la surface du lac reste en dessous de 8°C se raccourcit. Le lac devient plus chaud sur une plus grande période de l’année, ce qui impacte la reproduction de certaines espèces de poissons, ainsi que la phénologie du phytoplancton.»
Selon le rapport technique annuel de la Cipel paru le 16 décembre 2024, «depuis le dernier brassage hivernal complet survenu en 2012, la température au fond du lac a augmenté de +1.1 °C, soit 0,1 °C/an, donc plus rapidement qu’à la surface. La température minimale annuelle de surface en hiver continue d’augmenter (+0.7°C par rapport à la période 1993-2023). En 2023, la température de surface a été inférieure à 8°C pendant 12 semaines, comme en 2022. Ce résultat confirme la tendance observée : la période pendant laquelle la surface du lac reste en dessous de 8°C se raccourcit. Le lac devient plus chaud sur une plus grande période de l’année, ce qui impacte la reproduction de certaines espèces de poissons, ainsi que la phénologie du phytoplancton.» © Cipel

« Avec la hausse des températures hivernales, induite par le réchauffement climatique, la perspective de voir un brassage hivernal complet sur le Léman s’éloigne, expliquait la Cipel dans un communiqué d’avril 2024. Une évolution vers un lac plus stratifié pourrait conduire à une désoxygénation accrue des eaux profondes et entraîner, ainsi, des effets indésirables pour la faune qui y vit ».

En attendant, les quantités de poissons pêchés s’amenuisent. Les années fastes de 2013-2018 semblent lointaines. Les captures de corégone (appelé localement féra), emblème lémanique et indicateur-clé du bon état de la ressource, sont parmi les plus maigres depuis 30 ans. « C’est une chute libre dramatique des féras en 2024, on va diviser par deux voire trois, se désole Mickaël Dumaz, le président de l’Association des pêcheurs professionnels des lacs alpins. On va être largement en dessous de 2019 qui était vraiment le point bas. Il y a une tendance de fond à l’effonfrement du stock », dit-il, sans donner les chiffres qui ne seront officiels qu’en fin d’année prochaine. La perche, l’autre espèce très capturée – mais plus cyclique et insaisissable – serait aussi en diminution après deux excellentes années 2022 et 2023.

La corporation des quelques 110 pêcheurs français et suisses, habituée à se faire du mouron, se dit désormais « en crise » : « C’est vraiment trop juste pour en vivre », soupire Mickaël Dumaz. Deux artisans viennent raccrocher leurs filets. « D’autres se posent la question. Encore une année comme ça et il y en aura plus », craint-il. Le sujet est devenu sensible entre les différents acteurs du secteur.

Le pêcheur français Vincent Coly remonte ses pics - le nom local des filets - sur sa barque, un matin de juillet 2022.
Le pêcheur français Vincent Coly remonte ses pics – le nom local des filets – sur sa barque, un matin de juillet 2022. © Géraud Bosman-Delzons

« L’eau est trop chaude, la reproduction ne fonctionne plus. On ne voit aucun jeune poisson, aucun signe montrant que ça va se redresser », constate le pêcheur. Des expérimentations menées par un groupe de chercheurs internationaux confirmaient en août dernier les présomptions des dernières années : l’effet du réchauffement climatique sur le corégone. « On a exposé des œufs à différentes températures et on constate une baisse de la survie dans les températures hautes. Or ce sont des températures qui sont déjà atteintes dans le milieu », indique Chloé Goulon, ingénieure à l’Inrae-Carrtel de Thonon-les-Bains et co-auteure. La féra se reproduit à une profondeur de moins de 4 mètres, et le pic de reproduction annuel s’observe en ce moment même, la semaine de Noël, lorsque l’eau est inférieure à 7-8°C.

Autre observation : une « chute » des daphnies (zooplancton), l’une des principales sources alimentaires des larves de corégone. Elle « pourrait avoir un lien avec la baisse du phosphore », indique Chloé Goulon. Une teneur moyenne qui vise à être encore diminuée pour atteindre l’objectif de qualité d’eau fixés par la Cipel : 10-15 microgrammes par litre, contre 16,9 actuellement. 

Source de pollution parfois préoccupante, comme en Bretagne ou jadis dans le Léman, le phosphore est aussi un minéral indispensable à la vie des organismes. Jauger son bon équilibre dans des écosystèmes aussi délicats tend au casse-tête quand le changement climatique et ses effets s’invitent dans l’équation. Et le chimique devient vite politique.

L’objectif de réduction du taux ne fait pas les affaires des pêcheurs qui souhaiteraient, eux, « remettre ce phosphore à dispostion du phytoplancton, indispensable pour produire le poisson dans un lac et toute la biodiversité », insiste son représentant. Mais de son côté, la Cipel appréhende « un relargage de phosphore à partir des sédiments » lors du prochain brassage complet du lac… s’il advenait ! En effet, en l’absence de brassage, le phosphore tombe et reste bloqué au fond. « Une accumulation de phosphore dans les profondeurs du Léman pourrait causer une fertilisation importante lors du prochain brassage et favoriser un développement algal », des marées de cyanobactéries potentiellement toxiques, poursuivait le communiqué de la Cipel. Mickaël Dumaz balaie : « Il n’y a eu aucun problème sanitaire sur l’eau de consommation en 2012 [après le dernier retournement complet] et nous on a eu des productions de poissons incroyables. Et il n’y a aucun problème avec l’eau potable, même à 20 microgrammes, aucun. Donc le phosphore qui arrive par les Step [stations d’épuration], ça ne sert à rien de s’entêter à vouloir le réduire », affirme ce fils de pêcheur qui « prie tous les soirs pour un brassage intégral ».

Ne manquait que la moule filtreuse quagga, qui se délecte de phytoplancton, nourriture des daphnies : en participant à l’épuration des nutriments, elle se retrouve sur le banc des accusés.

Des investigations seront menées par la Cipel en 2025.

Un spécimen de corégone, une espèce qui fraye dans les eaux froides, du Canada au lac Baïkal.
Un spécimen de corégone, une espèce qui fraye dans les eaux froides, du Canada au lac Baïkal. © Géraud Bosman-Delzons

Malgré toutes ces menaces – « c’est le bon mot » –, Marie-Élodie Perga rappelle que « le Léman n’a rien d’un mourant comme on le décrit parfois. Il est dans un état particulièrement enviable et remarquable. C’est un succès qu’il faut garder tel quel ». Elle pointe un biais qui peut donner cette impression de grand corps malade : « ce lac est peut-être le plus étudié dans le monde, en tout cas le plus anciennement observé, depuis la fin du XIXe siècle. Le nombre de parutions scientifiques est spectaculaire. Et c’est comme quand on va chez le médecin pour faire un bilan : on a plus de chance de découvrir des trucs que quand on ne regarde pas ».

La limnologie, étude des lacs qui partage son étymologie avec le « Léman », a été fondée par le Suisse François-Alphonse Forel. Médecin de formation, nul doute qu’il aurait apprécié d’avoir un cabinet comme Léxplore pour ausculter son patient préféré.

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Source du contenu: www.rfi.fr

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