Le cours commence sous forme de jeu. Ce dimanche de février, à Kiev, en Ukraine, les quinze participantes se présentent à tour de rôle en ukrainien, en s’efforçant de ne pas faire trop de fautes. L’ambiance est bon enfant, des rires s’échappent de l’assemblée. Mais lorsque la jeune professeure demande ce qui les a poussées à s’inscrire à ce club de langue, le ton devient soudain grave. « J’ai toujours parlé russe avant l’invasion, explique Iryna Savinova, 56 ans, originaire de la capitale. Mais comme les Russes disent qu’ils sont venus ici pour sauver les russophones, j’ai décidé de passer à l’ukrainien. Comme ça, je ne leur laisserai plus ce prétexte. »
Sa voisine embraie aussitôt : « Je viens de Bakhmout. Je veux me débarrasser du russe. Hélas, à Kiev, j’entends encore beaucoup de gens le parler, ça me déprime ! » Une troisième intervient timidement. Elle est la seule à ne parler que russe. « J’ai vécu trente ans à Kiev, mais j’ai grandi en Crimée, et je n’ai jamais appris l’ukrainien », reconnaît-elle. « Vous avez passé trente ans à Kiev et vous ne l’avez toujours pas appris ? », s’agace une participante. Les échanges se tendent. La professeure s’interpose, un peu fébrile.
Ivanna Arestanova, 20 ans, est volontaire au sein du mouvement Yedyni, lancé en avril 2022 pour aider la population à apprendre l’ukrainien ou à le perfectionner. Elle déteste quand ses cours tournent à l’affrontement. « C’est très stressant. Ceux qui parlent russe sont critiqués par ceux qui parlent ukrainien, et quand il y a une altercation, les premiers ne reviennent pas. » La dernière fois, un homme s’en est pris aux soldats qui s’expriment en russe dans les tranchées. « Une dame, dont le mari est au front, est partie en pleurant. »
Après la chute de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, la population parlait indifféremment les deux langues sans que cela pose problème. Dans l’est et le sud du pays, elle était plutôt russophone et, à l’ouest, ukrainophone. En 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass ont marqué une première rupture : une partie de la population est passée à l’ukrainien par patriotisme, mais elle restait marginale.
Affirmer son identité
Depuis l’invasion russe, en février 2022, ce basculement a pris une ampleur sans précédent. Une façon de rompre avec la Russie mais aussi de résister en affirmant l’identité ukrainienne, que le Kremlin cherche justement à exterminer. Selon le commissaire pour la protection de la langue d’Etat, Taras Kremin, « de 60 % à 80 % de la population parle ukrainien dans la sphère publique aujourd’hui contre moins de 50 % avant l’offensive ».
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