Un mois avant son arrestation, Navalny avait été auditionné par un élu européen. Dans l’entretien, publié par Libération et LCI, il évoque la tentative d’empoisonnement dont il avait été victime et sa vie d’opposant traqué par le Kremlin.
Il avait choisi délibérément de revenir en Russie malgré les risques qu’il encourait. Le 17 janvier 2021, Alexeï Navalny était arrêté dès son arrivée à l’aéroport de Moscou. Un mois plus tôt jour pour jour, le 17 décembre 2020, à Berlin, l’opposant russe à Vladimir Poutine rencontrait Jacques Maire, alors membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Dans un hôtel de Berlin, Navalny s’était confié à cet élu européen chargé d’établir la responsabilité du Kremlin dans la tentative d’empoisonnement dont il avait été victime en août 2020. Cette audition avait été filmée, mais n’avait pas vocation à être rendue public. Après la mort de l’opposant survenue le 16 février dernier, Jacques Maire a décidé de publier cet enregistrement, via Libération et LCI.
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«Le niveau de déni est absolument incroyable»
Le 20 août 2020, alors qu’il mène campagne pour des scrutins locaux et régionaux, Alexeï Navalny tombe malade à bord de l’avion qui le ramène de Sibérie vers Moscou. Après les premiers symptômes, il tombe rapidement dans le coma. D’abord pris en charge en Sibérie, il avait fini par être transféré à l’hôpital berlinois de la Charité. « Il y a cette histoire absolument folle avec les médecins allemands qui sont venus pour m’évacuer (en Sibérie – NDLR) », raconte-t-il.
« Ils ont été emmenés de l’avion à l’hôtel par des agents du FSB. Ensuite, ils ont été emmenés de l’hôtel à l’hôpital. (…) Les médecins ont confirmé, comme nous l’avons appris plus tard, que j’étais prêt à être transféré. Ensuite, le FSB a exfiltré les médecins allemands de l’hôpital. (…) Ils ont ensuite organisé une conférence de presse pour expliquer que les médecins allemands m’avaient examiné et déclaré que je n’étais pas transportable. »
Après des analyses, les spécialistes allemands et français avaient conclu que Navalny avait été empoisonné au « Novichok ». Développée dans les laboratoires militaires soviétiques dans les années 1970-1980, cette molécule meurtrière provoque des paralysies nerveuses. Le Novichok (« petit nouveau » en russe) avait déjà été identifié sur Sergueï Skripal et sa fille, empoisonnés près de Londres, en 2018.
Moscou a toujours nié toute implication. « Ils auront des documents confirmant qu’il s’agissait de Novichok, explique Navalny dans l’entretien, et ils diront publiquement : “Nous avons des documents qui montrent qu’il n’y a aucune confirmation qu’il s’agissait de Novichok.” Le niveau de déni, le niveau de mensonge est absolument incroyable dans cette affaire. »
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«C’était un ordre direct de Poutine»
Moscou avait affirmé que les examens n’avaient révélé la présence d’aucun poison lorsque l’opposant avait été hospitalisé en Sibérie. Mais la méthode employée porte clairement la signature du Kremlin. « L’empoisonnement, contrairement à l’accident de voiture, laisse beaucoup de place à la spéculation, détaillait l’opposant de Poutine. (…) Et le deuxième objectif, peut-être le principal, sur le choix de l’empoisonnement : c’est terrifiant. Les gens commencent à avoir peur. (…) Même ici en Europe, certains politiciens européens se disent : “On peut juste mettre un produit sur ma porte et je meurs.”»
À la même période que sa rencontre avec Jacques Maire, Alexeï Navalny avait piégé l’un de ses empoisonneurs par téléphone depuis Berlin. L’ennemi juré du Kremlin s’était fait passer pour un assistant de Nikolaï Patrouchev, un proche de Vladimir Poutine. Puis il avait affirmé à Konstantin Koudriavtsev, expert des armes chimiques du FSB, qu’il avait besoin de son témoignage pour rédiger un rapport. Koudriavtsev avait alors révélé que le poison avait été déposé à l’intérieur de ses sous-vêtements. Le FSB avait affirmé qu’il s’agissait d’une « falsification ».
« C’est comme dans l’affaire Khashoggi, quand ils protègent les commanditaires, affirme Navalny dans l’enregistrement. Tout le monde sait qui a ordonné l’assassinat de Khashoggi. Mais ils poursuivent les petites mains et protègent les donneurs d’ordre. Dans mon cas, (…) j’en suis totalement sûr, c’était un ordre direct de Poutine. Donc ils protègent tous ceux qui ont participé. (…) Ils attendaient une occasion, car je voyage toujours accompagné. (…) C’est plus simple d’empoisonner la nourriture. Mais plusieurs personnes seraient mortes et ce serait compliqué à expliquer avec le diabète, non ? »
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«Je n’aurais jamais cru que c’était du Novichok»
Alexeï Navalny s’était imposé dans le paysage politique russe en arrivant en deuxième position en 2013, lors de l’élection à la mairie de Moscou. Par la suite, il s’était attelé à dénoncer la corruption du régime de Vladimir Poutine par le biais de sa Fondation contre la corruption (FBK). Mais l’opposant avouait en décembre 2020 qu’il n’aurait jamais cru à l’époque à une tentative d’assassinat.
« Avant, si quelqu’un m’avait dit que Poutine voulait me tuer, j’aurais dit non, confie-t-il. Je comprends que je peux être emprisonné, harcelé, ce genre de choses. Mais tuer des gens avec une arme chimique, ça paraît fou. Et si, honnêtement, ce n’était pas les laboratoires qui le disaient, je n’aurais jamais cru que c’était du Novichok. »
Au moment de l’enregistrement, l’adversaire de Poutine avait déjà formé le projet de rentrer en Russie. Dans l’entretien, il explique avoir conscience des risques qu’il prend en revenant à Moscou : « Ils envoient incontestablement des signaux et des messages : ne revenez pas. Mais je n’ai aucune idée de ce qu’il se passera. Serai-je arrêté à l’aéroport ? Peut-être après. Peut-être que j’arriverai et qu’ils attendront que tout se calme. Et puis ils m’arrêteront. Ou peut-être pas. Je n’en ai aucune idée. (…) Ce serait la meilleure option pour eux, que je devienne un émigré parmi d’autres. (…) D’une manière générale, s’ils me tuaient, cela ne changerait rien, car il y a d’autres personnes qui sont prêtes à me remplacer. » Emprisonné à son arrivée, il est décédé le 16 février 2024 après trois ans de détention.
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