« Avec les années, un détecteur hypersensible avait poussé dans son cerveau, celui qui repère les enfants qui vivent chez eux des tragédies »

Share

Avec les années, à force de faire ça, de vivre avec les petits enfants, de les surveiller dans la cour de l’école, de les accompagner aux toilettes, de ramasser les bonnets abandonnés et les ballons perdus, de sécher les larmes, d’écouter leurs plaintes et leurs histoires incompréhensibles, d’organiser des réconciliations im­possibles, un détecteur hypersensible avait poussé dans son cerveau. Celui qui repère les enfants qui vivent chez eux des tragédies. En eux se cache quelque chose d’unique dans la manière de se mouvoir dans le groupe, de s’extraire du décor, quelque chose qui sait s’enfuir de derrière le sourire pour aller errer ailleurs sans que personne ne soit capable de le voir. Sauf elle.

Et, chez cette petite, elle l’a vu apparaître dès le premier jour de la rentrée de janvier. Avant même que ses parents n’appellent pour ­expliquer la situation ; triste, tragique. Déjà avant la sale histoire, elle savait que la gamine était faite d’un métal particulier. Un matériau puissant, imperméable, résistant, presque dur. Malgré ses 6 ans, un aplomb et une lucidité au milieu, qui sait déjà tout du réel. Souvent, elle passait les récréations seule à marcher dans la cour, les mains dans les poches de son pan­talon. Elle ne l’avait jamais vue dans autre chose que ce bas de survêtement noir avec trois bandes blanches. Malgré les verrous posés et ses refus répétés, les enfants cherchaient sa compagnie et continuaient à lui proposer de venir jouer.

Et, une nuit, il neige. Beaucoup. Le matin, la cour est recouverte d’une épaisseur très respectable pour une ville au climat tempéré. Arrivée des enfants. Une excitation émerveillée flotte au-­dessus des élèves en rang dans la cour. Première récréation de la journée. Elle et ses collègues ­organisent une bataille de boules de neige. Elles énoncent les règles, les équipes, posent un cadre pour tenter d’endiguer le chaos. Go, c’est parti. En deux minutes, le volume sonore passe au max. Cris, pleurs, rires. Les boules de neige fusent, droite, gauche, trajectoires précises, molles, parfois avortées.

Derrière cette transe dansée, collective et chaotique, elle finit par la voir dans un coin former soigneusement une boule de neige avec une grande concentration. Elle est heureuse de la voir participer. Mais quelques minutes plus tard, alors qu’elle la cherche à nouveau du regard, elle ne peut s’en empêcher, elle la retrouve au même endroit, accroupie, toujours en train de modeler la même boule de neige. La lenteur et la précision de ses gestes contrastent avec l’énergie désordonnée du groupe. Elle sculpte et resculpte la boule de neige, la caressant comme si c’était un chiot de quelques semaines.

Il vous reste 45% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Source du contenu: www.lemonde.fr

Dernières nouvelles

Dernières nouvelles