Elle a failli le planter. Et ne plus jamais le rappeler, disparaître dans la brume d’automne, à cause de la honte. De toute manière, à force, leur histoire devient trop risquée, dangereuse, même, inacceptée et inacceptable dans le monde dans lequel ils vivent l’un et l’autre. Mais après une semaine entière d’absence pour sa compétition, elle avait malgré tout beaucoup trop envie de le voir. Elle a toujours envie de le voir.
Elle aurait tant aimé revenir avec la coupe de la victoire, pour le plaisir de la gagne, bien sûr, elle ne s’en est jamais cachée, elle adore ça, mais aussi pour pouvoir lire dans ses yeux d’or et son sourire bouche fermée, celui qu’il a de temps en temps et juste avec elle, sa fierté de la connaître. Autour d’elle, c’est le seul à ne pas s’en foutre, d’elle et de son jiu-jitsu. Ses parents et son frère la regardent à peine. Sauf quand il s’agit de ce qu’elle fait de son cœur et de ses fesses, bien sûr, quand il est question de ce qu’ils nomment la « dignité ».
C’est le seul à croire en elle. Et elle a perdu. Et elle s’est blessée. Son adversaire était plus teigneuse qu’elle, elle l’a senti dès les premières minutes de l’affrontement. Sans parler des deux bonnes têtes qu’elle lui mettait. En fin de course, lors de la dernière soumission, l’autre a étiré son genou comme une bourrine. Elle a cru pouvoir la retourner mais Golgotha a poussé jusqu’à ce que ça casse. Et bim : déchirure du ligament croisé antérieur. Une douleur de pic à glace. Pourtant elle est dure au mal, on lui dit depuis qu’elle est toute petite.
Un an à s’adorer et à se cacher ici
Elle est arrivée très en avance pour qu’il ne la voie pas marcher. Là quarante minutes avant l’heure du rendez-vous, pour être certaine qu’il ne grille pas tout de suite qu’elle boite. Elle prend le temps de contempler le décor. Ce n’est pas un champ, mais ce n’est pas un jardin non plus. Plus un terrain vague. C’est leur spot depuis le début. Planqué, à la sortie de la ville, pas très loin de l’aéroport. Mais pas moche non plus. Avec des arbres, des chênes et des alisiers blancs. Des fleurs, dès le printemps, dont elle ne connaîtra jamais le nom.
Quand les avions décollent, ça fait un boucan d’un autre monde, intenable pour la plupart des êtres humains, mais eux, c’est la bande-son de leur vie. Ils ont grandi ici, avec des avions qui lacèrent le ciel, dans le vacarme des réacteurs et l’agitation lointaine des autres qui partent pendant qu’eux ne bougent pas d’un cil. Immobiles à jamais, sauf quand l’amour vient s’en mêler. Il y a un an, pour leurs 20 ans, c’est tombé sur eux. Un an à s’adorer et à se cacher ici ; leur endroit, un petit coin comme une prairie alpine, parce que, de religions différentes, ils n’ont pas le droit de s’aimer comme ailleurs on s’aime à 20 ans.
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