Dès les premières lignes de L’Origine des espèces (1859), Charles Darwin (1809-1882) qualifie celle-ci de « mystère des mystères », reprenant une formule du philosophe et botaniste John Herschel (1792-1871). Dans cet ouvrage révolutionnaire, le naturaliste anglais réalise le tour de force de proposer le mécanisme de sélection naturelle qui explique l’évolution des espèces, sans jamais dire précisément ce qu’elles sont. « Je ne discuterai pas (…) ici les différentes définitions qu’on a données du terme “espèce”. Aucune de ces définitions n’a complètement satisfait tous les naturalistes, et cependant chacun d’eux sait vaguement ce qu’il veut dire quand il parle d’une espèce », prévient-il dans le deuxième chapitre du livre, où le terme apparaît plus de 2 000 fois.
Il serait donc présomptueux de prétendre répondre à une question – qu’est-ce qu’une espèce ? – que le savant britannique avait, dans sa grande sagesse, jugé bon d’écarter. La poser conduit cependant à éclairer des pans fascinants de la dynamique de la vie sur Terre et à proposer des stratégies pour protéger la biodiversité, à partir de sa « brique » élémentaire, l’espèce.
Pour illustrer la difficulté de l’exercice, rendons-nous dans les profondeurs des forêts de Madagascar, une île qui présente une faune et une flore à maints égards uniques. Les lémuriens, en particulier, ne sont présents nulle part ailleurs. Parmi eux se distingue le sympathique microcèbe. De grands yeux surmontant un corps de 8 centimètres et une queue de 12 centimètres : ce « lémurien souris », comme l’ont baptisé les Anglo-Saxons, est le plus petit primate du monde. Mais aussi l’un des plus controversés quant à sa taxonomie, autrement dit sa situation dans l’arbre du vivant.
Découverte en 1777, la classification de cet animal faisait, jusqu’à la fin du XXe siècle, l’objet d’un relatif consensus, avec deux espèces, estimait-on. L’une occupait les forêts sèches de l’ouest de l’île, l’autre habitait les forêts humides de l’est. Apparence, climat, alimentation, distance géographique : les différences paraissaient assez claires. Mais la révolution de l’ADN est passée par là. Le développement du séquençage a permis de comparer les génomes de spécimens échantillonnés en divers points de l’île. Les divergences observées ont transformé le doux paysage en puzzle.
Réalité immuable
En 2020, on comptait officiellement 25 espèces de microcèbes. Une bonne nouvelle pour la biodiversité, direz-vous. Sauf que ce morcellement a conduit à réduire chaque population. Et à augmenter la fragilité de chaque espèce. A peine décrites, six d’entre elles se sont retrouvées dans la catégorie « vulnérable » de la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), onze « en danger d’extinction » et même quatre « en danger critique ».
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