Sextorsion: quand les ados deviennent les cibles privilégiées des cybercriminels

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Les chantages à la vidéo ou à la photo intime explosent sur les réseaux sociaux. Un phénomène qui n’est pas nouveau mais dont les mineurs sont désormais les principales victimes. Derrière ces menaces, des réseaux cybercriminels, très souvent basés en Afrique de l’Ouest, et qui adaptent constamment leurs méthodes. 

Sur le forum du réseau Reddit « r/Sextortion », les messages – en anglais – déferlent, oscillant entre appels à l’aide paniqués et témoignages rassurants. Au-dessous de chaque publication, un avertissement de la plateforme : « Si vous lisez ceci, vous êtes probablement une victime récente de sextorsion et vous êtes terrifiée. Tout d’abord, respirez profondément. »

Le groupe, qui rassemble des victimes de cette méthode de chantage consistant à menacer quelqu’un de diffuser des photos ou des vidéos intimes s’il ne paye son agresseur, rassemble 23 000 personnes. Tous ceux qui parlent ont des pseudos et certains se disent mineurs. Les messages commencent souvent comme ça : « Je viens de me faire avoir ». La suite des récits varie peu. « J’étais en train de chiller sur Instagram quand j’ai reçu un message d’un compte assez réaliste, raconte une victime. J’ai commencé à parler avec la “fille” et on est rapidement passé sur Snapchat. On a commencé à s’échanger des photos et tout. » C’est le moment où la conversation change de ton. « Je vais ruiner ta vie », reçoit-il en retour. Le texte est accompagné de photos de lui en train de se masturber. « Puis, poursuit-il, “elle” a créé un groupe avec mes sœurs et plein d’amis et m’a menacé de tout laisser fuiter si je ne lui versais pas 5 000 dollars. » Il finit par bloquer son « sextorqueur », non sans lui avoir envoyé avant quelque 250 dollars. Depuis, plus rien.

Mais si pour certains la mésaventure est déjà derrière eux, pour d’autres, le nuage de la menace n’en finit pas de planer. Ils se sentent pris au piège dans un engrenage infernal.

Ces derniers mois, ce type d’attaques en ligne a explosé. Selon une étude publiée début 2024 par le Network Contagion Research Institute (NCRI), spécialisé dans les menaces liées aux réseaux sociaux, il s’agit du « crime à la croissance la plus rapide ciblant les enfants aux États-Unis, au Canada et en Australie ». Le FBI a signalé en octobre dernier une augmentation de 1 000% des incidents de sextorsion financière aux États-Unis sur les 18 derniers mois, selon les données du National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC).  

Au Canada, la menace est considérée comme une « urgence en matière de sécurité publique ». Le service national de signalement canadien des cas d’exploitation sexuelle d’enfants fait état d’une dizaine de signalements par jour, « un volume sans précédent ». La police fédérale australienne rapporte 300 plaintes par mois. Sentiment de culpabilité, honte… Les autorités estiment que peu de victimes signalent les faits de ce type et redoutent donc que ces chiffres ne soient que la partie émergée de l’iceberg. 

Les garçons, premières victimes

La France n’est pas épargnée. « Sur les signalements reçus en 2023, plus de 12 000 concernaient des actes de sextorsion contre environ 1 100 en 2022 », indique une représentante de l’Office mineurs (Ofmin). Et seuls quelques centaines ont débouché sur une plainte. En France, ce nouvel office spécialisé dans les faits commis contre les mineurs est la « porte d’entrée » des signalements de contenus pédopornographiques émanant des plateformes (Google, Meta, Microsoft).


Le centre d’appels de l’association e-Enfance qui gère le numéro gratuit 3018 où arrivent les appels de victimes de cyberintimidation, à Paris le 8 février 2023. AFP – ALAIN JOCARD

Si ce type de chantage existe depuis longtemps, la nouveauté, c’est qu’ils ciblent désormais particulièrement les jeunes. « Avant, la caricature de la victime, c’était l’homme marié, 45 ans, père de famille, que l’on menace d’envoyer des photos compromettantes à sa femme », explique Samuel Comblez, directeur du 3018, le numéro gratuit et anonyme qui reçoit les appels des victimes de harcèlement ou de violences numériques. Mais pendant la pandémie, souligne-t-il, les jeunes se sont beaucoup retrouvés sur les réseaux sociaux. « Et les harceleurs ont compris que les mineurs pouvaient aussi avoir de l’argent et surtout qu’ils étaient particulièrement vulnérables, analyse le psychologue. Donc on s’est mis à avoir des cas de jeunes dès le collège. »

L’Ofmin fait la différence entre deux types de sextorsion : l’un qui a vocation à extorquer davantage de contenus à caractère sexuel, et qui vise surtout les filles. L’autre, « avec une finalité financière ». C’est ce type de cybercriminalité qui monte en flèche. Et ce sont les jeunes garçons cette fois qui sont les premières victimes. 

Le scénario type : « En général, décrit la représentante de l’Ofmin, les adolescents sont contactés sur un réseau social type Instagram ou une plateforme de jeu par un profil généralement du sexe opposé qui va se faire passer pour un adolescent de son âge. Ils vont discuter, une relation de confiance va se mettre en place. Puis la relation va dévier et la personne en face va lui demander un contenu intime : une vidéo, une photo. C’est là qu’un chantage va se mettre en place avec l’interlocuteur qui dit : soit tu me donnes de l’argent, soit, j’ai la liste de tous tes contacts Instagram, et je leur envoie tes images. »

Les montants demandés tournent autour d’une centaine d’euros, réglés généralement via des cartes prépayées pour ne pas laisser de trace. « Il faut savoir qu’il se passe environ 45 minutes entre le début de la conversation et l’envoi de l’argent. Ça va très vite », prévient la représentante de l’Office mineurs. Une pression qui peut avoir des effets désastreux sur des adolescents. « Le corps dénudé, il n’y a rien de plus intime, rien qu’on veuille plus protéger », souligne Samuel Comblez du 3018. C’est pour ça que ces attaques sont particulièrement déstabilisantes. Aux États-Unis, une vingtaine d’enfants ont mis fin à leurs jours après une tentative de sextorsion, selon le FBI.

Les « Yahoo Boys » et les autres

Mais alors, comment expliquer l’augmentation exponentielle de ces attaques ? Derrière cette vague de sextorsion se cachent des « réseaux cybercriminels organisés basés en Afrique de l’Ouest », affirme l’Ofmin : la Côte d’Ivoire principalement pour la France, en raison de la langue. Pour les pays anglophones, le NCRI pointe très clairement les « Yahoo Boys » au Nigeria – du nom de cette messagerie très populaire au début des années 2000. Leurs méthodes sont sensiblement les mêmes.

On connaît peu de choses de ces cybercriminels. Leur profil ? « Ce sont généralement des jeunes entre 16 ans et 30 ans, décrit Usmane Ojedokun, professeur en sociologie à l’université d’Ibadan, au Nigeria, qui a travaillé sur les Yahoo Boys. Beaucoup sont des lycéens, des étudiants ou des jeunes diplômés qui se livrent à la cybercriminalité en parallèle. » Leur unique motivation ? « Faire de l’argent », le tout encouragé par un chômage endémique, une corruption généralisée, voire un sentiment de revanche envers l’Occident colonisateur, analyse le chercheur qui a pu s’entretenir avec certains d’entre eux.

Ce sont en effet les mêmes qui, au début d’internet, se sont rendus célèbres en réalisant des escroqueries par hammeçonnage, parfois appelées « fraude 419 ». Une arnaque consistant à abuser de la crédulité du destinataire du courriel, à qui l’on fait miroiter un gain juteux et facilement accessible. Sauf que pour l’obtenir, la victime doit faire un petit paiement en amont ou communiquer ses coordonnées bancaires par exemple. En réalité, le pactole n’existe pas bien sûr. Ces dernières années, c’étaient les escroqueries à la rencontre amoureuse qui faisaient recette, avec pour principales victimes, des hommes mûrs. Le Nigeria est ainsi devenu un point central sur la carte de la cybercriminalité internationale. « Avant internet déjà, des Nigérians utilisaient la Poste pour se livrer à des arnaques massives. Internet a juste été une opportunité de passer à la vitesse supérieure », souligne Usmane Ojedokun.

À présent, les Yahoo Boys, qui paradent au volant de grosses voitures, sont des exemples de réussite. « Les Yahoo Boys sont très ingénieux. Dès qu’une de leurs activité criminelle est connue, ils changent de stratégie », explique le professeur en sociologie. Avec l’évolution des outils, les techniques changent. 

Instagram, Snapchat et IA

Aujourd’hui, ils surfent sur le succès des réseaux sociaux. Selon le NCRI, Instagram, Snapchat et Wizz, une sorte de Tinder pour adolescents, sont les trois plateformes préférées des cyberharceleurs nigérians. Pour schématiser, les premiers contacts ont souvent lieu sur Instagram. Le réseau social ne permet par de rendre sa connexion privée. « La quasi-totalité des attaques de sextorsion financière contre des mineurs impliquent la capture d’écran des listes de followers Instagram de la victime », précise le rapport.

Quand la victime est en confiance, les échanges se poursuivent souvent sur Snapchat. « Ses caractéristiques de conception donnent un faux sentiment de sécurité à la victime, qui pense que ses photos disparaîtront et ne seront pas capturées sur l’écran », explique le NCRI. Quant à Wizz, développée par un éditeur français, mais plus populaire outre-Atlantique, suite à des alertes venues du Canada et des États-Unis sur le fait que l’application favoriserait les actes de sextorsion, elle a été retirée fin janvier de l’Apple Store et de Google Play. 

L’explosion des cas de sextorsion peut aussi s’expliquer par le fait que ces cybercrimels se sont mis à partager leurs méthodes et leur savoir-faire en ligne. Et même à inciter les autres à leur emboîter le pas. Dans son rapport, le NCRI montre des captures d’écrans de scripts de sextorsion et des vidéos en forme de tutoriels découverts sur TikTok, YouTube et Scribd, un site de partage de documents. Vus des centaines de milliers de fois, ils détailent pas à pas comment se créer un profil crédible sur les réseaux ou comment bombarder de faux comptes les lycées par exemple afin d’avoir un maximum d’amis avec leurs futures cibles et gagner plus facilement la confiance de leurs proie.

Documents issus du rapport du NCRI montrant des captures d'écrans de victimes comparant les messages envoyés par leurs cyberharceleurs, qui se ressemblent quasi mot pour mot.
Documents issus du rapport du NCRI montrant des captures d’écrans de victimes comparant les messages envoyés par leurs cyberharceleurs, qui se ressemblent quasi mot pour mot. © Network Contagious Reseach Institute

Et le développement de l’intelligence artificielle fait craindre des attaques encore plus perfectionnées. Plus besoin d’obtenir des images dénudées réelles de la victime. L’auteur n’a qu’à récupérer une banale photo de sa victime. En quelques clics, une appli IA permet de la « déshabiller ». En Espagne, en septembre dernier, une affaire de ce type a suscité l’émoi dans une petite ville d’Estramadure. Plusieurs adolescentes s’étaient retrouvées artificiellement dénudées sur des montages photos diffusés en ligne. Avec, pour certaines, des chantages financiers à la clé. 

S’ils restent encore limités, l’Office mineurs fait état de quelques cas de sextorsion financière en France, entre camarades venant d’un même établissement scolaire. 

En France, le délit de « sextorsion » a été ajouté au Code pénal et est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende. Mais il est souvent compliqué de remonter jusqu’à ces cybercriminels à l’étranger. Concernant les Yahoo Boys, le rapport du NCRI note qu’en août 2023, deux Nigérians ont été extradés vers les États-Unis pour avoir pratiqué la sextorsion sur de nombreux jeunes Américains et causé la mort de Jordan DeMay, 17 ans. En novembre 2023, Olamide Shanu et des complices non identifiés ont été inculpés pour avoir reçu plus de 2,5 millions de dollars en bitcoin dans le cadre d’une opération de sextorsion à grande échelle.

Les conseils pour éviter de tomber dans le piège : sécuriser ses comptes, ne pas envoyer de photos de soi dénudé ou à caractère sexuel, a fortiori à des inconnus, sinon sans montrer son visage. Si l’on est victime d’une tentative de sextorsion : couper le contact avec le harceleur, ne pas payer et en parler. La représentante de l’Ofmin tient à rappeler que généralement, si l’on ne paye pas, l’image n’est pas diffusée. « Ils ont tellement de victimes potentielles à leur portée, qu’il ne vont pas perdre leur temps à diffuser l’image alors qu’il y a d’autres personnes qui seraient prêtes à payer à coté. » 

« Dans le cas où les photos ont été diffusées, on a la capacité, car on collabore avec toutes les plateformes de réseaux sociaux et certains sites pornographiques, de faire supprimer ces contenus en quelques heures », rassure aussi Samuel Comblez du 3018.

Meta a participé à la création d’un outil qui permet aux adolescents de « reprendre le contrôle de leurs images intimes », TakeItDown. D’autres plateformes existent, comme StopNCII. Mais là aussi, attention aux arnaques et aux fausses promesses.

Source du contenu: www.rfi.fr

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